Dans le bois

Mon père sortit de la roulotte. Il avait passé son vieux chandail bleu marine et mis sa casquette de toile brune, dont la visière lui cachait les yeux.

« Qu’est-ce que tu as là-dessous, papa ? » demandai-je, en remarquant le renflement qu’il avait autour de la taille.

Il releva son chandail et je vis qu’il avait enroulé soigneusement autour de son ventre deux sacs de coton blanc très fins et très vastes.

« Pour transporter la marchandise, dit-il mystérieusement.

— Ah ! ah !

— Va passer ton chandail, dit-il. Il est bien marron, hein ?

— Oui, dis-je.

— Ça ira, mais, en revanche, ôte ces tennis blanches et mets tes chaussures noires à la place. »

J’allai dans la roulotte changer de chaussures et enfiler mon chandail. Quand j’en ressortis, mon père se tenait près des pompes et il scrutait anxieusement le soleils qui rasait presque la cime des arbres de crête de l’autre côté de la vallée.

« Je suis prêt, papa.

— Brave petit bonhomme, va. Allons-y !

— Tu as pris le raisin ? demandai-je.

— Le voici, dit-il, en tapotant sa poche gonflée. Je l’ai mis dans une pochette. »

L’après-midi paisible et ensoleillé tirait à sa fin et quelques traînées nuageuses d’un blanc brillant s’étalaient, immobiles, dans le ciel. La vallée était fraîche et tranquille lorsque nous nous mîmes en chemin, côte à côte, sur la route qui serpentait entre les collines vers Wendover. Le bout de métal sous le plâtre de mon père sonnait comme un marteau sur un clou à chaque fois qu’il heurtait la route.

« Ça y est, Danny. C’est parti maintenant, dit-il. Bon sang ! J’aurais drôlement aimé que mon père soit de la partie, cette fois-ci. Il aurait donné n’importe quoi pour nous accompagner.

— Maman aussi, dis-je.

— Eh oui, dit-il, en laissant échapper un faible soupir. Ta mère aurait adoré ça. »

Un moment plus tard, il ajouta :

« Ta mère aimait beaucoup se promener dans la campagne environnante, Danny. Elle ramenait toujours quelque chose pour égayer la roulotte. En été, elle cueillait des fleurs des champs ou des plantes. Elle avait l’art de composer des bouquets magnifiques à partir de simples plantes montées en graine qu’elle disposait dans un vase avec quelques épis de blé ou d’orge. En automne, elle choisissait des rameaux et en hiver, elle cueillait des baies ou de la clématite. »

Pendant un instant, nous avançâmes en silence, puis il me demanda :

« Comment te sens-tu, Danny ?

— En pleine forme », dis-je.

C’était vrai et, en dépit des serpents que je sentais grouiller dans mon estomac, je n’aurais pas cédé ma place pour un empire.

« Tu crois qu’ils ont creusé d’autres fosses ? demandai-je.

— Ne crains rien, Danny, dit mon père. Je suis sur mes gardes à présent. Nous avancerons très prudemment une fois que nous aurons pénétré dans le bois.

— Est-ce qu’il y fera très sombre quand nous arriverons ?

— Non, dit-il. Je crois même que le sous-bois sera encore relativement éclairé.

— Alors, comment ferons-nous pour que les gardes ne nous repèrent pas ?

— Ah ! s’exclama-t-il. Mais c’est ça qui est amusant ! Tout le braconnage est dans cette passionnante partie de cache-cache !

— C’est parce que les gardes sont armés que tu dis que c’est passionnant ?

— Ma foi, dit-il. Je dois avouer que c’est ça qui lui donne tout son piquant. »

Au fur et à mesure que nous approchions de notre destination, je voyais mon père se crisper sous l’effet de la tension. Il se mettait à fredonner une horrible vieille rengaine et au lieu des paroles il répétait sans arrêt : « La-lalala-la-la-la-la-la. » Au bout d’un moment, il changeait d’air et ça devenait : « Pom-tralala-pom-pom-pom-pom, pom-tralala-pom, pom-tralala-pom. » Tout en chantant, il s’efforçait de marquer le rythme sur la route avec son pied ferré.

Quand enfin il se lassa de ce jeu, il me dit :

« Je vais te dire quelque chose d’intéressant à propos des faisans, Danny. Pour la loi, ce sont des oiseaux sauvages et à ce titre ils appartiennent au propriétaire du terrain sur lequel ils se trouvent. Tu ne savais pas ça, hein ?

— Non, je ne le savais pas.

— Ainsi, si l’un des faisans de M. Hazell venait à se poser sur notre station-service, poursuivit-il, il serait notre propriété. Personne d’autre n’aurait le droit d’y toucher.

— Même si c’est M. Hazell qui l’a acheté quand il était tout petit ? demandai-je. Même s’il a été élevé dans son bois à lui ?

— Absolument, dit mon père. L’oiseau cesserait d’appartenir à M. Hazell dès qu’il aurait quitté sa propriété. À moins, bien entendu, qu’il n’y revienne. C’est la même chose avec les poissons. Dès qu’un saumon ou une truite a quitté la portion de rivière qui traverse tes terres, il ou elle appartient à quelqu’un d’autre. Remarque que tu peux difficilement dire à quelqu’un : « Eh là ! ce poisson m’appartient, rendez-le-moi. »

— Évidemment, dis-je. Mais je n’avais pas la moindre idée que ça se passait comme ça pour les faisans.

— C’est pareil pour tout le gibier, dit mon père, les lièvres, cerfs, perdrix, coqs de bruyère… enfin tout le gibier, quoi. »

Nous avions marché d’une seule traite pendant une heure et demie et nous avions atteint la trouée d’où partait le chemin de terre qui montait vers le bois aux faisans. Nous traversâmes la route et nous engageâmes sur le chemin.

Nous grimpâmes jusqu’au sommet de la colline et le bois immense et sombre se dressa devant nous, illuminé à contre-jour par le soleil, dont les rayons jetaient à travers les arbres des gerbes de minuscules étincelles d’or.

« Il ne faudra plus parler une fois que nous serons dans le bois, Danny, me recommanda mon père. Tu tâcheras également de rester près de moi et de ne pas faire craquer de branches. »

Cinq minutes plus tard, nous étions à pied d’œuvre et il n’y avait plus, sur notre droite, que la haie entre le bois et nous. « Bon, dit mon père. On y va. » Il se faufila à quatre pattes à travers la haie, je fis de même.

Le bois était frais et sombre. Les rayons du soleil n’y pénétraient pas du tout. Mon père me prit par la main et nous commençâmes à avancer parmi les arbres. J’étais très heureux qu’il m’ait pris la main. J’avais eu envie de prendre la sienne dès notre entrée dans le bois, mais je n’avais pas osé le faire de peur que mon geste ne lui déplaise.

Mon père avançait avec un luxe de précautions. Il levait les pieds très haut avant de les reposer avec soin sur les feuilles brunes. Sa tête était perpétuellement en mouvement et il scrutait très attentivement les alentours pour prévenir tout danger. J’essayai d’en faire autant, mais je dus renoncer aussitôt, car je me mis à voir un garde derrière chaque arbre.

Pas à pas, nous nous enfonçâmes dans le bois pendant quatre ou cinq minutes.

Soudain, un large pan de ciel s’ouvrit dans la voûte des arbres, droit devant nous. Je compris immédiatement que nous arrivions à la clairière. Mon père m’avait dit que c’était là qu’on lâchait les oiseaux au début du mois de juillet. Comme les gardes continuaient par la suite à agrainer et à donner à boire aux faisans à cet endroit, ceux-ci y demeuraient par habitude jusqu’au début de la chasse.

« Il y a toujours beaucoup de faisans dans la clairière, avait dit mon père.

— C’est là aussi que les gardes se postent, papa ?

— Oui, mais heureusement le taillis est très épais tout autour de la clairière. »

 

 

Celle-ci n’était plus qu’à une centaine de mètres devant nous. Nous nous arrêtâmes derrière un gros arbre et mon père scruta attentivement les alentours. Il examina soigneusement le plus petit coin d’ombre autour de nous.

« Nous allons faire le reste du chemin à quatre pattes, murmura-t-il en me lâchant la main. Ne te laisse pas distancer et imite chacun de mes gestes, Danny. Si je me couche à plat ventre, fais-en autant. C’est compris ?

— Compris, murmurai-je en réponse.

— Alors, on y va. En avant ! »

Mon père se laissa tomber à quatre pattes et commença à avancer. Je suivis. Il se déplaçait si vite que j’avais bien du mal à avancer aussi rapidement que lui. Il se retournait très souvent pour voir si je suivais bien et à chaque fois je le rassurais d’un signe de tête et d’un sourire.

Nous avançâmes un long moment avant d’atteindre un épais buisson à l’orée même de la clairière. Mon père me poussa du coude et me montra les faisans à travers les branchages.

La clairière foisonnait d’oiseaux adultes. Ils devaient bien être deux cents à se pavaner entre les souches d’arbres.

« Tu vois ce que je te disais ? » murmura mon père.

C’était un spectacle fascinant, un véritable rêve de braconnier. Et ils étaient quasiment à portée de la main avec ça ! Certains étaient à moins d’une dizaine de pas de l’endroit où nous étions agenouillés. Les poules étaient dodues et leur plumage marron tirait sur le crème. Elles étaient si grasses que les plumes de leurs jabots balayaient presque le sol lorsqu’elles se déplaçaient. Les mâles étaient sveltes et élégants. Ils avaient de longues queues et des taches en forme de lunettes autour des yeux. Je jetai un coup d’œil vers mon père. Son visage transfiguré exprimait l’extase. Sa bouche était légèrement entrouverte et ses yeux, qui ne quittaient pas les faisans, étincelaient.

« Voilà un garde », me chuchota-t-il.

Je restai paralysé. Au début, je n’osai même pas regarder.

« Là-bas », murmura mon père.

Il ne faut pas que je bouge, pensai-je. Je ne dois même pas tourner la tête.

« Regarde en faisant bien attention, murmura mon père. En face, près du grand arbre. »

Lentement, je tournai les yeux dans la direction qu’il indiquait et j’aperçus le garde. « Papa ! murmurai-je.

— Ne fais pas un geste, Danny. Reste bien accroupi.

— Oui, mais, papa…

— Il n’y a rien à craindre. Il ne peut pas nous voir. »

— Il n’y a rien à craindre.

Nous nous baissâmes un peu plus, sans cesser d’observer le garde.

C’était un homme courtaud. Il avait une casquette sur la tête et un fusil sous le bras. Il ne bougeait pas du tout, il restait fiché là comme un véritable piquet.

« Est-ce qu’on va partir, papa ?

— Chut ! » répondit-il.

Lentement, sans quitter le garde des yeux, il tira de sa poche un grain de raisin. Il le plaça au creux de sa main et, d’une brusque détente du poignet, il l’expédia très haut en l’air. Je regardai le grain de raisin s’envoler par-dessus les buissons et atterrir à un mètre de deux poules qui se tenaient près d’une vieille souche. Les deux oiseaux tournèrent la tête d’un mouvement vif en entendant tomber le grain de raisin. L’un d’eux bondit aussitôt dessus et l’avala d’un coup de bec.

Je regardai le garde. Il n’avait pas bougé.

Je sentis un filet de sueur froide couler de mon front sur ma joue. Je n’osai pas lever la main pour l’essuyer.

Mon père lança un second grain de raisin dans la clairière, puis un troisième, un quatrième, un cinquième…

Il faut avoir du cran pour faire une chose pareille, me dis-je. Beaucoup de cran. Si j’avais été seul, je ne me serais pas attardé une seconde de plus dans cet endroit. Mon père, lui, était en transe. C’était la transe du braconnier. Pour lui, le braconnage c’était ce moment de danger, le plus palpitant de tous.

Il continua à lancer un à un les grains de raisin dans la clairière, un à un, vite et sans bruit. Son poignet se détendait brusquement et le grain de raisin s’envolait, il survolait bien haut les buissons avant de retomber parmi les faisans.

Je vis soudain le garde se retourner et scruter le bois derrière lui.

Mon père le vit aussi. Avec la rapidité de l’éclair, il tira le sac de raisins de sa poche et déversa le reste de son contenu dans sa main droite.

« Papa ! murmurai-je. Ne fais pas ça ! »

Il balança néanmoins le bras et expédia à la volée toute la poignée de raisins par-dessus les buissons. Les grains fouettèrent doucement le sol en retombant, un peu comme la pluie tombant sur des feuilles sèches. Tous les faisans de la clairière durent les entendre tomber, car il y eut des battements d’ailes et une ruée vers le trésor.

La tête du garde pivota d’un seul coup, comme mue par un ressort. Les oiseaux étaient tous en train de picorer dans la plus grande agitation. Le garde fit deux pas en avant et je crus pendant un court instant qu’il avait décidé de venir faire une ronde de notre côté. Au lieu de cela, il s’arrêta sur place, releva son visage et se mit à balayer lentement des yeux l’orée de la clairière.

« Allonge-toi bien à plat, dit mon père. Reste où tu es ! Surtout ne fais pas le moindre geste ! »

Je m’aplatis sur le sol et plaquai ma tête sur les feuilles brunes. Le sol avait une odeur étrange et piquante, comme celle de la bière. D’un œil, je vis mon père relever un tout petit peu la tête pour observer le garde. Il ne le quitta plus des yeux.

« Tu ne trouves pas ça excitant ? » me chuchota-t-il. Je n’osai pas lui répondre. Le moment que nous passâmes allongés là me parut interminable.

Et puis mon père murmura enfin : « L’alerte est passée. Suis-moi, Danny. Mais fais bien attention, il est toujours là. Et surtout, reste toujours baissé ! »

Il s’éloigna rapidement à quatre pattes. Je partis à sa suite. Je n’arrivais pas à détacher mes pensées du garde posté quelque part derrière nous. J’étais très conscient de sa présence et de la vulnérabilité de mon arrière-train, qui se dressait bien haut à la vue du monde entier. Je comprenais mieux à présent pourquoi il y avait tant de « derrières de braconnier » dans ce genre d’activité.

Nous parcourûmes une centaine de mètres à quatre pattes.

« Courons maintenant ! » dit mon père.

Nous nous redressâmes et partîmes au galop. Quelques minutes plus tard, nous débouchâmes de la haie sur le chemin de terre. Nous étions de nouveau à découvert et en sécurité.

« Ça a marché à merveille ! dit mon père, encore haletant. Tu as vu comme tout a bien marché ? »

Son visage écarlate resplendissait de joie.

« Tu crois que le garde nous a vus ? demandai-je.

— Penses-tu ! dit-il. Dans quelques minutes le soleil sera couché, les oiseaux seront branchés et notre garde rentrera dîner chez lui. Nous n’aurons plus qu’à retourner là-bas et nous servir. Nous les ramasserons par terre comme des cailloux »

Il s’assit contre la haie dans l’herbe du talus. Je m’installai à côté de lui. Il me passa un bras autour des épaules et me serra tout contre lui.

« Tu t’es bien comporté, Danny, dit-il. Je suis fier de toi. »

Danny, champion du monde
titlepage.xhtml
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Dahl,Roald-Danny, champion du monde(1975).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html